L’existentialisme et l’absurde dans L’étranger d’Albert Camus et Notes d’un souterrain de Fiodor Dostoïevski

L’existentialisme, c’est « Exister en vérité, et donc pénétrer son existence avec conscience, à la fois pour ainsi dire éternellement, loin au-delà d’elle et cependant présent en elle dans le devenir » [1]. Cela veut dire que l’homme existe en premier lieu et prend conscience de son existence en deuxième lieu. Cette conscience donne lieu à des sentiments comme l’angoisse, la souffrance, le combat, la culpabilité et la détresse, ce qui ensuite se transforme en une sorte de liberté. L’homme se définit tranquillement par la découverte de sa vérité qui devient sa réalité : « le mérite dans la philosophie [existentialiste] est justement de chercher dans la notion d’existence le moyen de penser » [2]. Tout homme conscient sait qu’il doit faire face à ses sentiments comme l’angoisse et il doit assumer son rôle face au monde. Il accepte donc la responsabilité de ses choix. Pour être libre, il doit aussi respecter la liberté d’autrui, ce qui est le problème général d’une société plutôt irrationnelle, mais qui se croit tout autre.

Fiodor Dostoïevski
C’est justement ce grand problème philosophique que dénoncent les œuvres de Camus et de Dostoïevski. D’abord, il y a le roman de Fiodor Dostoïevski, Notes d’un souterrain, qui expose une pensée philosophique et existentialiste en abordant le style du journal intime. La première partie est consacrée à la pensée du narrateur, tandis que la seconde illustre pourquoi il en est venu à celle-ci. L’homme du souterrain, dans l’accomplissement du mal, a trouvé une liberté, une conscience de lui-même et du monde qui l’entoure, c’est-à-dire l’irrationalité de l’être humain. Ce roman russe a été écrit en 1864, bien avant la conceptualisation précise de l’existentialisme. Puis, il y a L’étranger d’Albert Camus, un roman philosophique et absurde qui, lui aussi, prend la forme d’un journal intime. La première partie indique et représente la psychologie du protagoniste avant la situation limite qu’il vit, c'est-à-dire un meurtre et la seconde partie illustre l’évolution de la prise de conscience de celui-ci. L’étranger est indifférent au monde qui l’entoure, ignorant face à la logique de la société et il prend alors conscience de l’irrationalité de celle-ci. Ce roman français, écrit en 1942, expose un regard absurde sur la société.

Albert Camus
Dans les deux romans, le contexte sociohistorique et culturel déclenche une prise de conscience existentialiste chez les narrateurs. De plus, leur psychologie et leur évolution illustrent bien la portée existentialiste dans les deux œuvres littéraires. À cela s’ajoute la présence de thèmes existentialistes importants comme la conscience, l’angoisse existentielle, l’absurdité de la vie et l’inconscience de la société.
   


Le contexte sociohistorique et culturel dans les romans déclenche une prise de conscience existentialiste chez les narrateurs.


Notes d’un souterrain de Dostoïevski

Notes d’un souterrain de Dostoïevski est une critique du rationalisme, du socialisme et du matérialisme abordés par plusieurs penseurs de cette époque. En effet, Notes d’un souterrain, par ses nombreuses critiques, se qualifie comme un roman existentialiste parce qu’il condamne d’autres philosophies contraires. Tout d’abord, il critique la pensée socialiste, qui prône l’égalité sociale entre les classes. Les principales conséquences de cette égalité sont la collectivité, la paix et le bonheur. Mais pour l’auteur russe, cette illusion marxiste est impensable, car elle n’apportera ni la paix, ni le bonheur de tous. L’homme du souterrain illustre d'ailleurs que l’égalité est plutôt la cause de son malheur. Dans la deuxième partie du roman, il y a un passage où l’homme fait face à son domestique irrespectueux et méprisant : « Il me traitait en véritable despote, ne m’adressait presque pas la parole, et s’il lui arrivait de lever les yeux sur moi, c’était d’un regard ferme, majestueux, sûr de lui et constamment ironique qui me faisait fulminer » (p. 158). Pour punir son domestique, il ne lui donne pas ses gages du mois. L’homme du souterrain aime être supérieur aux autres et cela le rend heureux. Quand il voit que son chantage ne fonctionne pas, il redevient un être malheureux : « Et tout à coup, j’ai éclaté en sanglots. C’était une crise de nerfs » (p. 166). Ce passage illustre bien qu’il ne peut y avoir égalité entre tous les hommes, car il va toujours y en avoir un qui prend le dessus sur l’autre même s’il est moins fortuné. Une relation d’égal à égal peut fonctionner seulement si les personnes concernées sont toutes d’accord. Ce qui n’est pas souvent le cas. Sa rencontre avec Lisa, une prostituée dont il tombe amoureux, est aussi une preuve de la critique du socialisme. Il veut tellement être le meilleur qu’il en devient méchant et la rabaisse au lieu de lui démontrer son amour : « C’était le cynisme de mes paroles qui l’avait ainsi écrasée… » (p. 168). Les points de suspension marquent l’hésitation et la gêne du narrateur. À cause de son désir d’être un être noble et héroïque, il en vient à devenir un être cruel et monstrueux. Il se sent tellement minable devant elle qu’il la rabaisse avec des paroles méchantes pour simplement avoir de l’emprise sur elle.  De toute évidence, l’antisocialisme du narrateur se rapproche du  « problème d’autrui »[3]  dans l’existence de l’homme. Le problème vient du fait que nous ne sommes pas seuls à avoir une conscience. Les autres ont eux-mêmes une conscience et nous ne pouvons pas la toucher ou la contrôler. Notre liberté s’arrête là où la liberté des autres commence, ce qui veut dire que nous n’avons pas la même conscience ni la même façon de voir les choses.

Dostoïevski s’oppose aussi fermement à la qualité rationnelle de l’homme. Par la recherche du logos, quelques philosophes de son époque prônent cette qualité chez l’être humain. Le logos signifie « à la fois [le] discours, [la] capacité de parler, d’entrer en contact avec quelqu’un d’autre, mais aussi [la] raison, [la] capacité de réfléchir et de comprendre le monde » [4]. C’est par la quête de vérité et la connaissance rationnelle que l’homme devient un être de sagesse d’après les penseurs rationnels. L’homme du souterrain ne croit pas à ce concept. En vérité, il contredit, à travers Notes d’un souterrain, ceux qui expliquent l’importance de l’élévation de l’âme à un rang supérieur par la connaissance et la quête de la réalité et de la vérité. L’homme doit être raisonnable, bon et juste pour arriver à cette quête. Dostoïevski se moque de cette pensée en mettant au monde un personnage pour qui la réalité est irrationnelle, consciente et méchante. Dans la première partie, l’homme du souterrain explique ce qu’il a ressenti la première fois qu’il a été conscient de sa méchanceté :

À me sentir archiconscient d’avoir, ce jour-là, commis une fois de plus quelque chose de dégoûtant, qu’une fois de plus ce qui était fait était fait, et au fond de moi-même, en secret, à me ronger, me ronger à belles dents, à me tracasser, à me tourner les sangs, jusqu’au moment où l’amertume faisait enfin place à une douceur infâme, maudite, et enfin à une définitive, une véritable jouissance. (P. 48.)

Cette accumulation illustre l’irrationnelle conscience de l’homme du souterrain, elle rajoute un effet de certitude dans ce qui est plus ou moins facile à cerner pour les autres, c’est-à-dire, l’effet de jouissance après un acte de méchanceté. C’est pour cela qu’il répète et rajoute des verbes qui illustrent ses émotions. Il est vraiment certain que sa méchanceté, même si sa conscience essaie de l’en empêcher, et sa nature le rendent heureux. Et de là découle la pensée existentialiste de l’auteur russe. Il essaie de prouver que l’homme n’est pas un être de raison et que c’est d’abord sa nature qui prend le dessus. La conscience de l’homme apporte la liberté et la responsabilité de son être dans la définition de l’existentialisme. Alors, s’il est conscient et qu’il accepte d’être infâme, il est libre de l’être.


Également, il est important de souligner le mépris de l’auteur pour la philosophie matérialiste qui pousse le lecteur à comprendre d’où découle la pensée existentialiste dans les Notes du souterrain. Le matérialisme qui découle de la philosophie déterminisme est une doctrine sur la nature humaine qui affirme que la réalité est faite de matière formée par des atomes. Pour les matérialistes, même le sensible dont l’âme, les émotions et la conscience sont les conséquences d’un mécanisme. La philosophie matérialiste repose sur le principe que si tout l’univers est formé de matière, l’être humain de peut pas être libre, car tout repose sur les règles physiques[5]. Le protagoniste croit à la nature de l’homme, mais ne croit pas que la conscience soit une conséquence du mécanisme de l’homme puisque c’est la société qui transforme l’homme du souterrain en un homme abominable. Notamment, dans la deuxième partie où l’on revient en arrière, c’est-à-dire au début de la vingtaine de l’antihéros, on constate que celui-ci prend conscience de sa nature petit à petit. L’homme du souterrain, en rêvant d’être un héros, le héros que tout enfant veut devenir, voit son rêve sali par la société et devient petit à petit un être de débauche. Même s’il prend conscience du beau et du sublime, cela rehausse « la sauce » de cette débauche : « cette sauce était composée de contradiction et de souffrance, de déchirante introspection, et tous ces tourments, grands ou dérisoires, donnaient un certain piquant et même un sens à ma sale petite débauche, bref assumaient tout à fait le rôle d’une sauce » (p. 101). L’image de la société à travers la métaphore de la sauce est ici explicite pour illustrer que l’homme n’est pas devenu comme il est, c'est-à-dire un être débauché, tout seul, mais plutôt avec l’aide de la société. En effet, c’est la désillusion d’une société juste qui a poussé l’homme du souterrain à prendre conscience de sa nature. Par conséquent, ce n’est ni un mécanisme, ni une matière quelconque qui pousse l’homme à agir et à penser. Ce sont plutôt des situations limites qui aident l’homme à se confronter à lui-même ou à autrui pour atteindre son but ultime : sa liberté. Les situations limites sont des situations douloureuses dans lesquelles l’homme prend conscience de son rôle dans le monde. Celles-ci ne peuvent être réelles que par la violence, la souffrance et la douleur, car l’homme prend conscience de son inconscience face à son existence : « Vivre les situations limites et exister, c’est une seule et même chose »[6]. La situation limite avec laquelle l’homme du souterrain se définit se trouve dans la deuxième partie du roman lorsqu’il rencontre une prostituée nommée Lisa. Aussitôt qu’il se sent vulnérable devant cette femme, il essaie d’avoir du pouvoir sur elle en la rabaissant : « J’étais furieux après moi-même mais, bien entendu, c’était elle qui devait payer les pots cassés » (p. 166). De toute évidence, même sans être tout à fait explicite, Dostoïevski, avec les Notes d’un souterrain, prône une doctrine existentialiste à travers son désaccord sur le rationalisme, le socialisme et le matérialisme qui sont appuyés par plusieurs penseurs de son époque comme Nikolaï Tchernychevski.

L’étranger d’Albert Camus

La réalité de la colonisation et l’exécution pénale sont des faits sociohistoriques qui ont inspiré la pensée existentialiste de Camus. On constate, en effet, que la colonisation de l’Algérie est une préoccupation importante dans L’Étranger par la présence de plusieurs éléments dans le cadre contextuel, le langage et les personnages. D’une part, il y beaucoup de mentions de la ville d’Alger : « ma chambre donne sur la rue principale du faubourg » (p. 35), « J’ai pensé qu’ils allaient aux cinémas du centre » (p. 36), « dans le petit café Chez Pierrot, à côté du marchand de tabac, le garçon balayait de la sciure dans la salle déserte » (p. 36). Ces exemples démontrent que les lieux où se déroule l’histoire sont importants pour le contexte historique de l’époque. En effet, après avoir vécu la colonisation et avoir été mis à l’écart, les indigènes, les Arabes, doivent s’adapter à un tout nouveau milieu quand les Français leur permettent de revenir à Alger qui est la capitale d’Algérie. Trente ans plus tard, tout est transformé à l’européenne comme la présence d’un cinéma, d’un café et d’un faubourg l’indique. Le cadre contextuel[7] est important dans la mesure où il aide à comprendre pourquoi le personnage principal est ignorant face à la société de son époque et ne la comprend pas, car il ne sent pas tout à fait chez lui et ses voisins lui sont totalement étrangés : « est entré mon deuxième voisin de palier. Dans le quartier, on dit qu’il vit des femmes » (p. 45). L’écriture épurée illustre un sentiment d’inconnu. De plus, le langage populaire typiquement français d’Algérie appuie l’intérêt d’illustrer la colonisation. Par exemple, dans la première partie, le protagoniste Meursault devient ami avec un de ses voisins, Raymond, et leurs échanges correspondent bien à ce type de langage : « Raymond m’a offert une fine » (p. 61). Il lui a offert une cigarette. Cette phrase courte représente bien le langage de la société à l’époque qui est un mélange entre les Français et les Algériens. Il est épuré et simple. En effet, la phrase courte et le passé composé viennent accentuer la simplicité de la parole du narrateur sujet. Les phrases sont toutes indépendantes les unes des autres pour mettre en avant-plan la solitude de Meursault face au monde. Cette solitude est alors ressentie à chaque phrase qu’on lit. Et par celles-ci, on ressent bien l’absurdité et l’angoisse existentielle liée à la société. Par ailleurs, les personnages sont eux aussi une représentation de cette colonisation qui a eu lieu dans la deuxième moitié du 19e siècle. Il y a donc le personnage principal, Meursault, sa petite amie Marie, son voisin, Raymond qui a eu des désaccords avec la soeur d’un des membres de la bande d’Arabes. C’est à cause de ces désaccords que Meursault se retrouve mêlé au conflit et commet un meurtre : « Nous allions partir quand Raymond, tout d’un coup, m’a fait signe de regarder en face. J’ai vu un groupe d’Arabes adossés à la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts » (p. 77). La comparaison de lui-même et de son voisin à des objets sans vie montre que la tension du conflit est à son apogée. Pour les Arabes, ils étaient déjà morts. Tout aurait pu être réglé avec une simple discussion, mais cela ne se produit pas, car ils ne se comprennent pas et ne veulent pas comprendre. Les actions et les relations des personnages illustrent la complexité du problème de l’époque, c’est-à-dire l’incompréhension des autres. Le problème vient que nous ne sommes pas seuls à avoir une conscience. Les autres ont eux-mêmes une conscience et nous ne pouvons pas la toucher ou la dominer. Nous ne pouvons donc pas maîtriser ce que les autres voient et pensent de nous. Nous ne pouvons non plus juger la réalité des autres. Il faut alors leur laisser leur liberté. Et c’est là que nous comprenons que nous sommes seulement libres de nos propres actions et décisions. Nous ne sommes pas libres de contrôler les situations limites et nous ne sommes pas libres de diriger autrui.

Dans un roman existentialiste, le protagoniste est souvent et même toujours un être solitaire. Pour ce type de personnage, le rapport aux autres et à l’humanité est parfois une bonne chose, mais plus fréquemment une mauvaise chose. Il est important de comprendre que bien souvent le héros est incompris et pointé du doigt par les autres, mais quand il trouve une personne qui le comprend, tout va pour le mieux. Le protagoniste est un être authentique et c’est pour cela que ses relations avec les autres sont difficiles. C’est ce qui se passe dans la deuxième partie quand Meursault rencontre les personnages représentant la société, soit le juge d’instruction, l’avocat et l’aumônier. Pendant son premier interrogatoire, Meursault dit au juge d’instruction qu’il ne regrette pas son crime : « J’ai réfléchi et j’ai dit que, plutôt que du regret véritable, j’éprouvais un certain ennui. J’ai eu l’impression qu’il ne me comprenait pas » (p. 107). La gradation accentue la conséquence de la réponse qu’il a faite au juge. C’est une conséquence importante puisqu’elle consiste pratiquement à le condamnée d’avance. Il est devenu un criminel endurci qui n’a pas droit à la clémence de la société. S’il avait menti et dit qu’il avait regretté son geste, il aurait probablement eu l’indulgence du juge. Tous ces personnages ne comprennent pas le protagoniste. En effet, l’irrationalité de la société ne comprend pas la rationalité de Meursault. Quand il se fait arrêter, le juge d’instruction essaie par tous les moyens de faire avouer un meurtre prémédité à Meursault, mais il n’y parvient pas, car la vérité domine, c’est seulement la faute du soleil. Plus le temps avance, plus le juge d’instruction se lasse de l’étranger : « Peu à peu en tout cas, le ton des interrogatoires a changé. Il semblait que le juge ne s’intéressât plus à moi et qu’il eût classé mon cas en quelque sorte » (p. 108). Le héros ne prêche que la vérité. Il ne comprend pas pourquoi les représentants de la société veulent qu’il avoue ou qu’il dise quelque chose qui n’est pas la vérité, qui n’est pas lui. Il refuse de se prêter aux conventions de la société par la parole. Cela l’éloigne de plus en plus des autres et surtout des représentants de cette société irrationnelle, car ce qui est le plus étonnant c’est qu’elle prône le mensonge plutôt que la vérité et la réalité. Elle a besoin de comprendre et de voir une raison pour un geste comme le meurtre même s’il faut en venir aux mensonges et à l’irréalité. Voilà le côté très absurde d’une société qui se dit rationnelle et véritable.       

L’exécution pénale provoque encore aujourd’hui des débats internationaux. Albert Camus fait une critique de ce sujet tabou. L’exécution pénale, dans le roman, est sans aucun doute la situation limite que l’étranger rencontre. Cette situation a pour fonction d’aider les dépassements (les transcendances) de l’être qui existe. La transcendance[8] est liée à l’esprit ou à l’âme d’un être qui dépasse le corps-organe. Pour les existentialistes, cela signifie que l’être n’est pas une chose, mais plutôt un être de conscience qui se définit par sa transcendance ou par son dépassement dans le monde. Cela réveille l’affirmation de l’être qui veut vivre. En effet, la finale du roman laisse le lecteur perplexe. On s’attache au personnage principal à un tel point que son exécution nous reste au travers de la gorge. On comprend qu’il a commis un crime, mais on ne comprend pas qu’il doive le payer de sa vie, car il est seulement incompris de cette société dans laquelle il vit. Mais, l’exécution joue un rôle très important dans l’Étranger, car elle fait prendre conscience de l’irrationalité de la société au protagoniste. Le matin de son exécution, Meursault se sent maintenant en paix avec le reste du monde, même s’il est absurde : « je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde » (p. 183). L’oxymore donne ici un effet de contraste important. Le monde est doux et sensible, mais indifférent et insensible à la fois. Cela représente bien le côté absurde de la société dans l’Étranger. Certes, la société se dépeint comme représentante de la raison et de la droiture, mais ne comprend pas la raison et la droiture d’un homme qui ne veut pas mentir pour être compris de celle-ci. Elle prône la justice et la vérité, mais devient injuste quand elle demande le mensonge à cause de l’illisibilité d’un geste. Absurde, n’est-ce pas? Mais, ce sont dans les situations limites, d’après les existentialistes, où l’homme doit se confronter à lui-même ou à autrui pour atteindre le but ultime : la liberté, qu’il prend conscience de cette absurdité qu’est le monde[9]. Cette liberté ne peut être réelle que par la violence, la souffrance et la douleur qui sont très bien représentées par l’exécution finale du protagoniste dans L’étranger. Il devient, malgré une mort certaine, un être libre, parce qu’il n’a pas laissé la société marquer son authenticité.
  
Comparaisons

Le contexte sociohistorique, dans une œuvre littéraire, déclenche une prise de conscience chez le narrateur et cela découle de la raison d’écriture de l’auteur[10]. Pour comprendre le contexte d’une œuvre existentialiste, il faut d’abord trouver la situation limite, déterminer le conflit existentiel dans lequel il se joue, discerner les actions qui peuvent régler le conflit et ensuite analyser la finale obtenue. Pour ce qui est des Notes d’un souterrain, on peut dire que les situations limites sont les relations tendues que le narrateur a avec tous les gens qui l’entourent à cause de son besoin d’être meilleur que les autres, d’être un héros. Sa rencontre avec Lisa est sans aucun doute ce qui aurait pu régler ce conflit, mais il veut tellement être le meilleur qu’il en devient méchant et la rabaisse au lieu de lui démontrer son amour : « C’était le cynisme de mes paroles qui l’avait ainsi écrasée… » (p. 168). Il se sent tellement minable devant elle qu’il la rabaisse avec des paroles méchantes pour simplement avoir de l’emprise sur elle. Il en prend conscience dès la première partie, et dans la seconde partie il revient en arrière pour que le lecteur en prenne conscience lui aussi. Pour ce qui est de l’Étranger, la situation limite est sans aucun doute l’exécution qui est le résultat du conflit de l’irrationalité de la société et de la rationalité de Meursault. C’est une question d’incompréhension. Ce qui pourrait régler le conflit se trouve dans le mensonge, ce que le protagoniste ne comprend pas, car il est le représentant de la vérité pure et simple. Pendant son premier interrogatoire, Meursault dit au juge d’instruction qu’il ne regrette pas son crime : « J’ai réfléchi et j’ai dit que, plutôt que du regret véritable, j’éprouvais un certain ennui. J’ai eu l’impression qu’il ne me comprenait pas » (p. 107). Il est déjà condamné et il est devenu un criminel endurci qui n’a pas droit à la clémence de la société. S’il avait menti et dit qu’il avait regretté son geste, il aurait probablement eu l’indulgence du juge. Dans les œuvres existentialistes, on ne peut pas résoudre tous les problèmes ou les contradictions liés à l’existence, car l’univers est absurde en soi.



La portée existentialiste représentée par la psychologie et l’évolution des protagonistes dans les deux œuvres littéraires à l’étude.


Notes d’un souterrain de Dostoïevski

Les personnages principaux d’une œuvre existentialiste ont une psychologie particulière avant de prendre conscience. On pourrait dire qu’ils sont des êtres authentiques, et soit la société les transforme, soit ils restent spéciaux et peu communs. L’homme du souterrain a une psychologie très complexe, parce qu’il prône le romantisme littéraire en jouant au jeu symbolique du maître et de l’esclave, mais échoue toutes les actions romanesques qu’il entreprend. D’abord, dans la deuxième partie, le héros prêche la littérature romantique et voudrait régler son comportement sur celle-ci. Mais il ne parvient jamais à devenir un héros digne de ce nom, car son raisonnement est basé sur une tout autre logique. En effet, il rêve d’être aimé et d’être reconnu comme un être héroïque. Il veut faire de sa vie une vie de roman, car la réalité est pauvre et désenchantée, tandis que le rêve est riche et merveilleux. Mais ses tentatives se révèlent être des échecs continuels. Par exemple, au début de la deuxième partie, il marche dans la rue quand soudain une bagarre dans une taverne éclate et il voit l’expulsion d’un homme par la fenêtre. Il entre dans cette taverne pour provoquer l’autre homme, un officier, et du même coup être expulsé lui aussi, mais ne parvient qu’a être totalement ignoré : « Bon Dieu! ce que j’aurais donné pour une bonne, pour une plus juste dispute, une dispute plus convenable, plus littéraire, pour ainsi dire! On m’avait traité comme une mouche » (p. 92). Son désir, ici, de se faire jeter par la fenêtre parait absurde, certes, mais il en revient aussi au désir romanesque de vivre une bagarre en règle, ce qui signifie une bagarre d’égal à égal. Or, ce n’est point ce qui se produit puisque l’officier l’ignore. L’ignorance pousse l’homme du souterrain à se comparer avec à mouche, un simple insecte qu’on écrase du revers de la main, plus petit et insignifiant. De plus, la gradation sur la dispute exprime l’intensité des émotions que le narrateur-héros ressent à cet instant même. Il se sent rejeté, bafoué et ignoré. Il a le sentiment d’être un moins que rien pour l’officier et pour les autres du même coup. La gradation donne un effet de dramatisation aussi. Pour l’homme du souterrain, cette constatation est un drame en soi et cela prouve son échec par rapport au désir profond de devenir un noble, une personne importante. L’échec vient de la réalité auquel l’homme fait face. Même s’il veut que sa vie soit un roman, il découvre que la réalité l’en empêche cruellement : « Ainsi s’esquissent deux logiques ou deux conceptions de la vie : la vie littéraire ou livresque et la réalité ou la vie vivante » [11].  La réalité est tellement fade et laide que la vie romanesque est plus alléchante et plus belle pour le protagoniste des Notes d’un souterrain. Mais, malheureusement, il ne parvient pas à vivre comme dans un roman, car la réalité est trop présente et cela, il ne l’accepte pas et c’est pourquoi il devient l’être peu reluisant représenté dans la première partie. Il y a aussi le désir de l’homme du souterrain à jouer au jeu du pouvoir, c’est-à-dire être supérieur ou même inférieur aux autres, car en vérité il veut seulement exister, que ce soit en bien ou en mal : « n’être pas est un mal plus angoissant encore qu’être un rien, qu’être esclave » [12].

Le regard de l’autre est primordial dans l’existence de l’homme. Mais, pour l’homme du souterrain, le regard des autres est méprisant et il est conscient de la souffrance que cela lui inflige. Seulement, il ne peut pas s’en passer. Et c’est à partir de cette conscience qu’il devient un être de méchanceté. Il se venge de la supériorité qu’exerçaient les autres sur lui en prenant du plaisir à exercer la sienne : 

La jouissance venait justement de la conscience excessivement claire que j’avais de mon avilissement, de ce que je me sentais acculé au tout dernier mur; que certes cela allait très mal, mais qu’il ne pouvait en être autrement; que je n’avais plus d’issue, que jamais je ne deviendrais un autre homme; que même s’il me restait assez de temps et de foi pour me refaire, je ne l’aurais pas voulu; et que l’aurais-je voulu, là encore, je n’aurais rien fait, parce qu’en réalité, ce que l’on voudrait devenir n’existe peut-être pas. (P. 49)

La phrase longue et la négation illustrent la dépréciation qu’il a pour lui-même. L’effet d’accumulation ressenti par le souci du détail est la représentation de sa conscience. L’homme du souterrain est conscient de sa personne et de la réalité de la vie et tout ceci est négatif à ses yeux, d’où la négation très présente. Son rêve de vivre dans le romantisme est totalement écrasé. Cette conscience le rend aigri à propos de sa personne et il en souffre. Mais, la souffrance est, ici, transformée en une sorte de jouissance. Ce qui équivaut à la liberté obtenue lorsque l’homme existentialiste accepte sa condition, sa souffrance, et prend conscience de celle-ci. L’être de conscience est condamné à la liberté, mais il peut la reconnaître et accepter la responsabilité de ses choix. Il n’a ni objectif, ni but premier pour exister. Il lui faut alors trouver une raison valable d’être là, d’exister. Même si cette raison se trouve dans la méchanceté, s’il en prend la responsabilité, il peut en retirer du bonheur ou ce qu’il appelle de la jouissance.



L’étranger d’Albert Camus

Meursault dans L’étranger d’Albert Camus est indifférent au monde qui l’entoure, il est ignorant face à la logique de la société et il prend conscience qu’il est un « martyr de la vérité » [13], ce qu’il accepte en se révoltant, car il garde son authenticité. Meursault est le reflet de « la sensibilité absurde » [14], car il y a cette « confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme » [15]. D’abord, il y a cette innocence enfantine de Meursault face au reste du monde. L’authenticité de l’enfant est pure et noble. En effet, cette qualité ou ce défaut, pourrait-on dire, illustre la personnalité du héros dans L’étranger. C’est une qualité dans la mesure où le protagoniste est pur et noble et ne dévie pas de son authenticité. Mais cela devient un défaut pour la société qui se sent menacée, car il est différent et ne se plie pas à celle-ci. Le héros a une innocence enfantine, car il ne se pose jamais de questions, tout est clair et précis pour lui. De plus, son ignorance flagrante du reste de la société appuie son côté enfantin. On remarque ce trait dès le début du roman, quand l’étranger reçoit un télégramme de l’asile pour lui faire part de la mort de sa mère : « Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle » (p. 10). Le mélange des niveaux de langue produit un effet de familiarité, mais aussi de détachement. Certes, la première phrase se rapproche du langage familier, mais la seconde se rapproche plus du langage soutenu. L’ignorance du deuil de la mort d’un proche et l’indifférence de cette étape de la vie représentent bien la personnalité du narrateur-héros. Il est comme un enfant qui ne comprend pas trop le sens de la mort, ou bien il ne veut pas vraiment se questionner sur celle-ci, car même s’il s’interroge, les faits ne changeront pas. Ce côté innocent le rend donc encore plus étranger au reste du monde.

De plus, il est important de comprendre que Meursault est un « martyr de la vérité »[16]. Effectivement, le héros est un fervent défenseur de la vérité. Il refuse de se prêter aux conventions de la société par la parole, car il garde son authenticité. Meursault ne comprend pas non plus qu’on le juge pour autre chose, l’enterrement, que pour le crime dont il ne se sent pas responsable, car il dit que c’est la faute du soleil. On lui reproche d’être insensible, car il n’a pas pleuré la mort de sa mère. Il est donc victime de la vérité des faits tels qui les connaît. Durant son procès, le procureur l’accuse de son insensibilité :

Mais, il ne craignait pas de le dire, l’horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à celle qu’il ressentait devant mon insensibilité. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère se retranchait de la société des hommes au même titre que celui qui portait une main meurtrière sur l’auteur de ses jours. (p. 154)   

Cette métaphore du meurtre de la mère provoque un sentiment d’incompréhension de la part du héros, car il n’est pas devant la cour pour le meurtre de celle-ci, mais pour le meurtre de l’Arabe. Sans compter que sa mère n’a pas été tuée, elle est plutôt morte de façon naturelle. La métaphore joue un rôle pour ainsi dire important, car elle illustre la distinction entre Meursault et la société. La seule vérité que Meursault connaît, c’est la cause du meurtre qu’il a commis : « J’ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle » (p. 156). Il est un être inhumain pour la société parce qu’il est indifférent et qu’il est étranger, d’où la signification du titre. Les autres rient de lui parce qu’il cherche une raison raisonnable où il n’y en pas du tout, car le meurtre n’est pas raisonnable en soi. Tuer un autre homme est une réalité conditionnée par la nature humaine et non par la raison. Pour le lecteur, le meurtre est un geste normal, car on le voit du point de vue du héros, c’est-à-dire comme un accident. Pour la société, c’est le détachement du héros qui le rend coupable de l’acte. De plus, la narration à la première personne et le style qui est simple et délibérément discontinu[17] caractérisent et aident à comprendre le détachement de la voix du protagoniste. Le lecteur croit que le texte est un journal intime écrit avant la mort de son narrateur, ce qui ajoute une cohérence esthétique de la narration et aide à considérer Meursault comme un héros. D’ailleurs, L’étranger d’Albert Camus est écrit d’un ton unique pour accentuer l’authenticité du héros. Chaque phrase est claire et simple. En effet, la phrase courte et le passé composé viennent accentuer la simplicité de la parole du narrateur sujet. Les phrases sont toutes indépendantes les unes des autres pour mettre en avant-plan la solitude de Meursault face au monde. Cette solitude est alors ressentie à travers l’écriture.

« La langue hyperclassique » [18] de la deuxième partie du roman illustre l’évolution du personnage, car le texte n’est pas simple et continu tout au long. En effet, les parties sur le meurtre et sur la prise de conscience finale sont plutôt différentes stylistiquement parlant du reste de la narration. Elles sont lyriques. Ce lyrisme illustre, au contraire du style simple, les moments flous et essentiels que vit le protagoniste : « Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais » (p. 181). À travers les images provoquées par la métaphore du souffle, on peut sentir l’évolution du personnage par l’apparition d’une conscience existentielle. Il prend alors conscience de l’absurdité de la vie, car il sait qu’il a eu raison de ne vouloir dire que la vérité pure et simple. Pour les existentialistes, l’être de conscience est libre dans la mesure où il accepte la responsabilité de ses choix. Meursault assume totalement ses choix et sa responsabilité, mais il a été condamné quand même, car la société prône la raison et cherche toujours une raison aux actes humains jusqu’à ce qu’elle la trouve raisonnable. La métaphore est utilisée pour illustrer justement l’irréalité de la situation, c’est-à-dire l’absurdité de celle-ci, car : « L’homme existentialiste est borné par le néant et joue toujours sa vie dans un rapport au non-sens » [19]. C'est-à-dire que l’homme ne trouve pas toujours de sens à tout ce qui existe et alors il le relie à l’absurdité de la chose. Par exemple, ce que la société trouve inacceptable est souvent très superflu et insignifiant alors qu’il y a des enjeux encore plus importants. Elle se borne aux insignifiances et oublie la réelle menace. C’est souvent de cela que découle le sentiment d’absurdité que l’homme existentiel ressent un jour ou l’autre. Même si le protagoniste de L’étranger est condamné à mourir, on a le sentiment que grâce à son évolution phénoménale, il a accompli une chose que beaucoup d’hommes n’accompliront jamais, c’est-à-dire la prise de conscience.


Comparaisons

La psychologie des personnages principaux dans les deux romans n’est pas tout à fait pareille. Meursault voit la vie de façon détachée et indifférente tandis que l’homme du souterrain voit la vie de façon romancée et rêvée au départ. Ensuite, tous les deux se rendent compte que la société apporte la désillusion dans leur vie. Le héros-narrateur de L’étranger reste authentique et ne se laisse pas influencer par la société, tandis que l’homme du souterrain, lui, transforme sa personnalité pour se venger du mépris qu’il a subi. L’évolution de chacun par contre est ressemblante, car ils prennent conscience tous les deux que la société, en voulant trop raisonner, devient totalement irraisonnable. Elle est tellement absurde qu’elle pousse les deux hommes à la révolte. L’un, Meursault, se révolte, quand l’aumônier veut prier pour lui, avec ses paroles : « Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier » (p. 180). Une fois de plus, la gradation décroissante illustre l’intensité de la colère qui est montée, mais qui redescend tranquillement. C’est comme si enfin Meursault exprimait ce qu’il ressent et cela lui enlève un poids énorme sur les épaules. L’autre, l’homme du souterrain, se révolte avec ses actions : « Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant […] je ne me soigne pas et je ne me suis jamais soigné […] c’est par méchanceté que je refuse de me soigner » (p. 43). À travers son refus de soins, il exprime sa méchanceté. Il fait cela juste pour provoquer les autres. Il dit lui-même qu’il refuse par pure méchanceté. Les points de suspension au début font place à l’intention ironique du narrateur. Il veut faire réagir. Finalement, la personnalité des deux protagonistes n’est pas la même, mais leur évolution jusqu’à la prise de conscience se ressemble un peu. Ils se révoltent contre une société totalement déraisonnable.

De plus, l’évolution des personnages dans les deux œuvres existentialistes est illustrée par les thèmes apportés. Les thèmes les plus importants qu’on retrouve dans toute œuvre littéraire existentialiste sont : la liberté, l’absurdité, la prise de conscience, l’angoisse existentielle et la relation avec les autres ou avec le monde. D’abord, il y a la relation que les protagonistes ont avec les autres ou avec le monde. Les relations peuvent être difficiles et causent des problèmes, c’est ce qu’on appelle « le problème d’autrui »[20]. Ce problème est la cause d’une incompréhension majeure des êtres humains. L’homme est unique et ne comprend pas toujours les autres. La raison d’un n’est pas la raison de l’autre. Si l’homme parvient à ne pas juger le comportement des autres, il peut alors être libre. Dans les œuvres existentialistes, les autres, par leur jugement négatif, causent des problèmes majeurs aux êtres authentiques représentés par les héros. Dans les Notes d’un souterrain et dans L’étranger, la société, en voulant comprendre, juge et transforme les protagonistes en être conscient. La société représente, dans les deux cas, une source de problèmes qui pousse l’homme du souterrain et l’étranger à prendre conscience de leur existence. La prise de conscience est un thème d’autant plus important, car cela signifie que les protagonistes se conforment à la définition existentialiste « Je suis, je pense et j’agis, donc j’ai de l’essence »[21], contrairement à la définition existentialiste de Descarte « Je pense, donc je suis »[22].

Le Cri d'Edvard Munch, 1893

La pensée existentielle sur le monde qui entoure les héros des deux romans amène le thème de l’absurde. L’homme conscient ne trouve pas toujours de sens à tout ce qui existe et alors il le relie à l’absurdité de la chose au lieu d’essayer de trouver une raison à tout. Par exemple, ce que la société trouve inacceptable dans les oeuvres est souvent très superflu et insignifiant alors qu’il y a des enjeux encore plus importants. Elle se borne aux insignifiances et oublie la réelle menace. De cette absurdité découle, dans les deux romans à l’étude, l’angoisse existentielle. C’est un sentiment face à la condition humaine qui est devenue absurde[23]. C’est un écart entre le besoin de trouver un sens de l’homme et l’absence des ressources du monde pour y parvenir. Ce sentiment doit être compris pour trouver un sens à la vie et atteindre la lucidité, car il n’y a pas d’espoir sans désespoir. L’angoisse est donc un sentiment important pour trouver sa place dans le monde qui nous entoure. C’est le sentiment qu’on doit avoir pour enfin être libre, car la liberté est le but de tout homme existentialiste. À la fin, les protagonistes deviennent libres, parce qu’ils ont fait le chemin nécessaire de la prise de conscience. Meursault a pris conscience de l’absurdité du monde à travers une société irraisonnable. Cette prise de conscience lui a d’abord apporté le sentiment de l’angoisse qui s’est ensuite transformée en liberté : « j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine » (p. 184). Le narrateur-héros de L’étranger puise sa lucidité dans le jugement absurde des autres, puisqu’il sait qu’il avait raison d’être authentique. L’homme du souterrain a pris conscience lui aussi que l’homme devient ce qu’il veut être seulement s’il en prend la responsabilité : 

En ce qui me concerne personnellement, j’ai simplement poussé jusqu’à l’extrême limite, dans ma propre vie ce que vous n’avez jamais osé pousser même à moitié, et encore, en prenant votre frousse pour de la raison, ce qui vous servait de consolation, alors qu’en fait, vous vous trompiez vous-mêmes. Si bien que finalement, je parais plus vivant que vous. (P. 177)

L’utilisation du pronom vous illustre la société et le détachement de celle-ci du héros-narrateur. Il a pris conscience de l’absurdité raisonnable du monde qui l’entoure et se trouve plus en vie, car il n’est plus un corps-objet. La manipulation de la société n’a plus d’emprise sur lui, il est maintenant un être indépendant et libre. Et cette constatation est la même pour Meursault dans L’étranger.

Conclusion
Samuel Beckett

Tout compte fait, malgré leurs nombreuses différences, L’étranger et les Notes d’un souterrain représentent la littérature existentialiste. En effet, le contexte sociohistorique et culturel, la psychologie et l’évolution des personnages illustrent que l’existence humaine est basée sur la philosophie existentialiste plutôt que sur la physique (philosophie matérialisme), sur l’égalité sociale et sur le rationalisme. Les problèmes existentiels découlent souvent du jeu de pouvoir, comme la colonisation et l’exécution pénale le démontrent. La situation limite, le conflit existentiel et les actions qui pourraient régler le conflit illustrent justement que si tous les hommes prenaient conscience, il y aurait moins de mensonges et ils se sentiraient plus libre. De plus, tous les thèmes importants de l’existentialisme sont présents dans les deux chefs-d'œuvre littéraires, soit la relation compliquée des protagonistes avec les autres qui apporte la prise de conscience sur l’absurdité de la vie. Ensuite, l’angoisse existentielle obtenue devant un monde sans réponse mène enfin à la liberté recherchée par tous les êtres existentialistes, dont font partie Meursault et l’homme du souterrain. Et, la révolte finale des deux protagonistes affirme que la vie est absurde en soi.   

Camus et Dostoïevski se ressemblent beaucoup dans leur façon d’écrire, car il est important aussi de mentionner qu’une des influences d’Albert Camus est l’œuvre entière de Dostoïevski. En effet, on peut constater cette influence dans l’œuvre de Camus, car avant le 20e siècle, il n’y a pas beaucoup d’œuvres qui se consacrent à la philosophie existentialiste. Mais, après les deux Guerres mondiales, plusieurs auteurs se sont questionnés sur l’existence humaine, car la destruction de l’homme par l’homme est ce qu’il y a de plus absurde au monde. Le courant du théâtre de l’absurde illustre justement cette déchéance humaine. En attendant Godot, une pièce de Samuel Beckett écrite en 1946, fait justement l’état de cette déchéance. L’absurdité se retrouve dans l’attente, un thème important de ce courant. Les personnages principaux attendent une personne du nom de Godot, mais cette personne ne vient jamais, car il n’y a pas de prise de conscience sans désespoir. La structure du texte, c'est-à-dire la division en deux actes comprenant les mêmes débuts et les mêmes fins, représente l’absurdité de la vie. La vie c’est un cercle, car ça recommence toujours jusqu’à la mort et la déchéance est toujours là : « Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas? » [24]. Le théâtre de l’absurde découle de la pensée existentialiste, car l’absurdité de la vie y est toujours représentée.  
 
   




[1] J. Colette, L’existentialisme,  p. 19.
[2] Ibidem, p. 46.
[3] É. Seekins, L’importance d’autrui : une étude des thèmes existentialiste dans le roman Tous les hommes sont mortels par Simone de Beauvoir, p. 27.
[4] D. Brière, Logos, « La raison en quête de vérité », p. 4.
[5] K. Pomian, La querelle du déterminisme, « Philosophie de la science d'aujourd'hui », p. 145.
[6] J. Colette, L’existentialisme,  p. 68.
[7] B. T. Fitch, L’étranger d’Albert Camus : un texte, ses lecteurs, leurs lectures, p. 5.
[8] J. Colette, L’existentialisme, p. 96.
[9] Ibidem, p. 17.
[10] M. Trépanier et C. Vaillancourt, La guerre et l’après-guerre : l’existentialisme et le théâtre de l’absurde, p. 5.
[11] T. Todorov, Introduction, « Une explication du texte », dans Notes d’un souterrain de Dostoïevski, p. 20.
[12] T. Todorov, Introduction, « Une explication du texte », dans Notes d’un souterrain de Dostoïevski, p. 27.

[13] P.-L. Rey, « Profil 13 », L’étranger d’Albert Camus, p. 39.
[14] Ibidem, p. 59.
[15] Ibidem, p. 61.
[16] Ibidem, p. 39.
[17] B. T. Fitch, L’étranger d’Albert Camus : un texte, ses lecteurs, leurs lectures, p. 120.
[18] Ibidem, p. 121.
[19] M. Trépanier et C. Vaillancourt, La guerre et l’après-guerre : l’existentialisme et le théâtre de l’absurde, p. 20.
[20] É. Seekins, L’importance d’autrui : une étude des thèmes existentialisme dans le roman Tous les hommes sont mortels par Simone de Beauvoir, p. 27.
[21] Ibidem, p. 20.
[22] Ibidem, p. 20.
[23] M. Trépanier et C. Vaillancourt, La guerre et l’après-guerre : l’existentialisme et le théâtre de l’absurde, p. 20.
[24] S. Beckett, En attendant Godot, p. 117. 

 
Médiagraphie

Livres :

Camus, Albert, L’étranger, coll. « Folio », France, Édition Gallimard, 1942 (imprimé en 2011), 184 pages.  

Colette, Jacques, L’existentialisme, coll. « Que sais-je? », Paris, Édition Presses universitaires de France, 1994, 127 pages.

Beckett, Samuel, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952 (imprimé en 2009), 124 pages.

Brière, Diane, Logos, « La raison en quête de vérité », Anjou (Québec), Éditions CEC, 2007, 280 pages.

Dostoïevski, Fiodor, Notes d’un souterrain, coll. « GF », Édition Flammarion, 1972 (imprimé en 1992), 190 pages.    

Drouilly, Jean, La pensée politique et religieuse de Dostoïevski, coll. « Études russes vol. II », Paris, Édition Librairie des cinq continents, 1971, 501 pages.

Pilote, Carole, Guide Littéraire 2e édition, coll. « Chenelière éducation », Montréal (Québec), Édition Beauchemin, 2007, 144 pages.

Pomian, Krzysztof, La querelle du déterminisme, « Philosophie de la science d'aujourd'hui », Paris, Coll. « Le Débat », Édition Gallimard, 1990, 287 pages. 

Rey, Pierre-Louis, « Profil 13 », L’étranger d’Albert Camus, coll. « Profil littérature », Paris, Édition Hatier, 1991, 80 pages.

Robert, Paul, Le nouveau Petit Robert de la langue française 2011, Paris, Édition Le Robert, 2011, 2837 pages.

T. Fitch, Brian, L’étranger d’Albert Camus : un texte, ses lecteurs, leurs lectures, coll. « L », Paris, Édition Librairie Larousse, 1972, 175 pages.

Trépanier, Michel et Claude Vaillancourt, La guerre et l’après-guerre : l’existentialisme et le théâtre de l’absurde, coll. « Langue et littérature au collégial », Laval, Éditions Études vivantes, 2000, 82 pages.


Document Internet :

Seekins, Élizabeth, L’importance d’autrui : une étude des thèmes existentialisme dans le roman Tous les hommes sont mortels par Simone de Beauvoir, B.A. University of Maine, 2001, 104 pages, [en ligne], [www.library.umaine.edu/theses/pdf/SeekinsME2007.pdf], (consulté le 15 février 2012).